Les autres… Les autres… Nous sommes les autres ! Les autres et rien ! Rien d’autre que les autres !
Bolchoï
J’insiste. Je dors mal. Une insomnie absurde. J’aperçois des lumières dans mon regard qui s’échappent de la nuit. Et des voix qui ne me disent rien. Une ombre dans l’estomac qui tourne en rond aussi bien que moi. Mes draps puent la désespérance. Pourtant, il fait encore froid dehors.
J’y pense en boucle. Je me sens coupable. Je pense à toutes celles et ceux qui m’ont dit qu’un jour je m’en sortirai, qu’un jour si ça ira mieux, ça passera. Aujourd’hui, ça fait 13 ans que j’ai été diagnostiquée dépressive pour la première fois. Ça n’allait jamais mieux, c’était juste … différent.
C’est juste différent. On est jamais dépressives pour les mêmes raisons mais on a toujours une bonne raison de l’être. Si bien que trop souvent, on se dit que le véritable problème, c’est avant toute notre propre naissance, et donc nous-même. Indubitablement.
Et cette nuit, je dors mal. Je me dis qu’il y a tant de gens dans ce pays – je ne peux m’inventer la prétention d’invoquer un cadre plus grand – qui cherchent à « aller mieux », à sortir d’un état dépressif, à sortir des crises d’angoisse et de panique quotidiennes, à oublier le désespoir et s’autoriser à se sentir plus libre. Qu’il y a tant de gens dans ce foutu pays qui attendent des autres qu’on les aide à se « sortir » de là. La dépression est encore un tabou difficilement démasquable, et nous aurions vite fait de se refuser à en parler, de peur que personne ne comprenne. Alors qu’on a besoin des autres. Pour s’en sortir. Il y tant de gens dans ce pays qui n’ont pas besoin de lire ce qu’une connasse comme moi cherche à leur faire lire.
Qu’il y a des fois, où l’on ne s’en sort pas.
Je ne parle pas de cette finalité tragique que renferme le suicide, « seule preuve de la liberté humaine » et en même temps si peu désirable. Je parle simplement d’un état d’existence trop imparfait, où la dépression ne s’en va pas. Elle reste là, elle survit avec nous. C’est tout. Elle s’intègre si bien à notre existence qu’on en oublie parfois que nous aurions pu être capable d’émotions sereines si nous n’avions pas été dans cet état là. Parce qu’il n’y a jamais eu autre chose. La dépression fait partie de nous, si bien que l’on espère ne jamais en sortir. Ce serait trop dur. Ça nous annihilerait. Parce que ce serait une trop grande partie de nous-même qui s’en irait.
Personne n’a besoin de ça. Et moi, cette nuit, je transpire de honte. Ça fait 13 ans aujourd’hui que j’ai été diagnostiquée dépressive. Je l’étais sûrement depuis plus longtemps déjà. Une date, un diagnostic, c’est pas grand-chose. C’est une indication. Je n’ai pas attendu cette date-là pour me dire que j’étais folle. Je l’étais depuis plus longtemps déjà.
Des fois, je me dis que ma dépression, c’est juste une manière de survivre dans un monde qui se fout en l’air tout seul. Mais quand même, je pourrais faire un effort.
En France, on estime que près d’une personne sur cinq a souffert ou souffrira d’une dépression au cours de sa vie. Sur 67,8 millions d’habitant-es en 2021, ça fait 13 560 000. 13 millions de personnes. 13 millions d’âmes paumées qui cherchent une bonne raison de continuer à vivre, qui s’épuisent à se raccrocher à du vent. 13 millions de mélancoliques qui essaient en vain de comprendre l’époque dans laquelle ils/elles vivent et pourquoi tout périt en scène comme des insomnies sur flammes. 13 millions de taré-es qui n’échappent pas à leur époque, ça en fait du monde. Si on s’organisait, on en ferait pleurer des sacrés cœurs, comme tous les monuments aux morts. Si on s’organisait, on saurait qu’on est pas les seul-es à plus avoir la force de se battre et on serait bien obligé-es d’en faire quelque chose de constructif. Peut-être même qu’à la fin on se dira que les fous/folles, dans l’histoire, c’est pas nous. Que c’est plutôt ceux-là même qui nous font croire que nous le sommes. Et si on les renversait, si on leur ôtait le petit plaisir malsain du pouvoir de décider de la sainteté de l’âme humaine, peut-être qu’on aurait enfin une raison de vivre.
Je ne sais pas où sont ces 13 millions de personnes et si elles existent vraiment. Moi, je me sens seule. Et je sais que je ne devrais pas. Je suis allongée sur mon lit de fortune depuis plusieurs heures, et je ne dors toujours pas. J’ai honte de ce que je ne suis pas devenue. Tellement de choses que j’aurai voulu faire, que je n’ai pas faite à cause de ma dépression, et tout ce qui l’a suivi.
Je me dois de vous le jurer, alors je vous le jure. J’en ai vu des psychiatres, j’en ai vu des médecins, des quelconque-thérapeutes et autres citoyens ordinaires bien intentionnés. J’en ai pris, des médicaments, en goutte, en cachets, en seringue, de gré ou de force. J’ai connu la lobotomie chimique, les thérapies psycho-terribles comme alternatives. Je suis devenue une loque, une tâche d’huile. Un être de rien, errant davantage qu’au début de mon inconscience. J’étais dépressive, on m’a rendu inapte.
Puis, je m’en suis sortie, de tout ça. Parce que ça ne fonctionnait pas. Parce que c’était violent, parce qu’on appelait ça du « soin ». Parce que je suis allée voir ailleurs et qu’on m’a réservé le même sort. Parce qu’on voulait m’interner brusquement pourvu que je laisse cette société continuer à pressuriser en paix les corps de tous/toutes mes camarades. Parce que je voulais mourir, parce que je suis morte 100 fois. Parce que j’ai vu que ça m’empêchait pas de me lever le matin avec la gueule de bois d’une nuit sans sommeil véritable. Qu’au moins ça ne m’empêchait pas de me lever. Enfin. Ça dépend des jours.
J’ai tout connu, ou presque : fluoxétine, paroxétine, citalopram, escitalopram, venlafaxine, olanzapine, chlorpromazine, cyamémazine, halopéridol, loxapine, rispéridone, quétiapine, aripiprazole, lamotrigine, etc, etc. J’en passe et des meilleures. Antidépresseurs, antipsychotiques, neuroleptiques… Je suis docteure ès psychotropes par VAE.
J’ai longtemps eu l’impression que, par tout ce qu’on m’imposait comme traitements, thérapies, qui devenaient un peu plus coercitives chaque jour tant elles n’aboutissaient à aucun résultat concluant, on cherchait à me punir. Que la société cherchait à me punir d’avoir défié l’ordre social du bonheur et de la satisfaction personnelle. Et j’ai payé cher mon absence (involontaire) de dévouement : pertes de mémoires, absences, cauchemars, stress post-traumatiques, insomnies. Insomnies.
Voilà qu’encore, je ne dors pas. Que j’attends les aurores. Je semble désespérer, mais je ne désespère plus. Question d’habitude, et de survie.
Voilà que je cherche au fond de mon enfer la petite voix qui me dira que si je suis anormale, ce n’est un danger ni pour moi-même ni pour autrui. Que c’est presque un honneur, et qu’il faut lui rendre hommage. Que si je ne suis jamais arrivée à me soigner de tout ça, c’est peut-être parce qu’il n’y a rien à soigner. Ou tout du moins, que ce ne soit pas moi qu’il faille soigner. Ou peut-être que le soin, c’est une relation intime avec la folie. Peut-être que le soin, c’est accepter. Accepter tout, même ce qui semble inacceptable. Accepter qu’on délire, accepter que l’avenir ne sera pas radieux, qu’il est fort probable que nous vivions bien moins longtemps que les autres. En moyenne, une personne aux troubles psychiques sévères a une dizaine d’années d’espérance de vie en moins. Du coup, je n’espère plus. J’essaie de survivre. Je veux réinventer tout ce qui est palpable. Écrire, errer, fuir. Hais, cris, erre. Et fuir. Et fuir. Fuir les gants blancs de la mort et de la monotonie. Réinventer un autre regard sur le monde.
Retirer le pouvoir aux psychiatres, et se moquer du bien-être. Je revendique le juste-être. Parce que c’est déjà pas mal, et vachement plus créatif. Faire de la dépression une arme contre l’absurdité du monde. Se dire qu’on a le droit de faire au mieux. Que parfois, faire au mieux c’est ne rien faire. Tout et rien essayer. Bidouiller sa conscience, son histoire et ses souvenirs, ses ressentiments, bidouiller le vide comme un processus informatique. Coder, décoder, l’esprit, à grand coups d’infractions volontaire. Se rompre le crâne, s’ouvrir l’esprit, pour y accepter autre chose. Un inconnu qui nous rend vivante. Parce qu’on l’a voulu comme ça.
Il y a tant de choses que je voudrais vous dire. Alors, je profite de la nuit profonde pour converser avec qui veut.
J’attends qu’on me dise : « Tu n’as plus de souvenirs, tu n’as plus d’écran noir, tu n’as plus de parole, tu n’as plus de vie, tu n’as plus de visage, tu n’as plus rien…si ce n’est, le fond de ta conscience, qui te dit « écoute, tu as bien le temps d’apprendre à mourir alors vas-t-en, va vivre ailleurs, autre chose, fuis, pars à zéro, invente-toi un espace immense où ta dépression est une barrière salutaire entre toi et le monde, et te permets d’y exister autant que tu veux ». C’est vrai, quoi, on a rien de mieux à faire. Et heureusement.
Gloire à celles et ceux qui sont né-es dans la marge. T’as tellement de choses à dire, à vomir sur des pages. A recréer de la couleur et te moquer des sages. A préférer la noirceur d’une nuit sans orages au feu brûlant et moqueur d’une journée sur la plage, t’auras honte de rien perdu-e dans ton paysage sans jamais te défaire de quelconque camouflage. Mais sois fière du silence qui te suit derrière toi. Quand tu voudras crier, il portera ta voix. »
Alors, vas-y. Balance.
Validation des Acquis de l’Expérience.